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Emmanuel EVENO,
Professeur des universités en géographie, Directeur du LISST – CIEU,
Université Toulouse II Jean Jaurès.
L’expression « smart city » ou « villes intelligentes » est controversée, contestée, moquée, pastichée, revendiquée… Elle est donc suspecte, et cela en dépit ou peut-être en raison de son succès. Mais existe-t-il une autre formule ?
Si l’expression « smart city » pose problème, c’est d’abord parce que son acte de naissance « officiel » l’apparente à un slogan, voire à une marque, celle de la firme IBM. Le problème tient aussi au fait que l’expression, si elle ne fait pas consensus, a toutefois été maintes fois reprise dans des sens différents et par des acteurs très variés.
Qu’on la rejette ou qu’on l’adopte, il apparaît de plus en plus nécessaire, si l’on veut se confronter aux questions posées autour de cette émergence récente, de faire un tri entre les différentes directions et les différentes options qu’elle incarne.
Des villes « smart », intelligentes au sens propre…
Certains auteurs, dont Antoine Picon, proposent de prendre l’expression dans son sens littéral : « […] dans la smart city, dans la ville intelligente, il convient de prendre le terme intelligent en un sens beaucoup plus littéral qu’il pourrait y paraître. Intelligent au sens de ce qui apprend, comprend, raisonne. » 1 Il s’agit, selon cette proposition, de considérer que le mot « intelligent » n’est pas arrivé par hasard ou simplement du fait d’une stratégie marketing sans fondement. Cette approche présente le danger d’une réduction métaphorique. Attribuer de l’intelligence à la ville reviendrait à la considérer comme un être vivant. Un piège dans lequel Antoine Picon ne tombe pas puisqu’il propose de déplacer la question de l’intelligence vers des entités non humaines, vers l’intelligence artificielle.
De nombreuses mentions de la « ville intelligente » ne présentent pas cette subtilité, au contraire : les variations qui s’opèrent autour de cette expression nous informent sur ce piège du littéralisme. Par exemple, l’une des contestations parmi les plus courantes des « villes intelligentes » consiste à l’opposer à son antonyme : en l’occurrence, s’il y a des « villes intelligentes », ce serait donc qu’il y a aussi des villes ou des villages « stupides » 2. Une plaisanterie qui tourne parfois à la ritournelle.
Cette conception littérale de la « smart city » se retrouve assez naturellement dans l’ensemble des démarches d’opérationnalisation. Elle se transforme alors en argument pour décider les acteurs d’une ville ou d’un territoire à entamer une politique allant dans le sens de la transformation de leur ville ou de leur territoire en entité « intelligente ». C’est ce que l’on constate en particulier dans les tentatives de découpage en tranches que l’on retrouve notamment dans les travaux de l’urbaniste autrichien Rudolf Giffinger, et qui sont pour l’essentiel orientées vers la justification d’une tentative de classification des « smart cities » européennes. C’est ainsi qu’il propose de décomposer la « smart city » en six tranches : « smart economy », « smart mobility », « smart governance », « smart people », « smart environment », « smart living ». Fondée sur une batterie de critères extrêmement nombreux, la méthode de R. Giffinger permet en principe de mesurer l’intelligence et donc d’établir une classification entre les villes et les territoires. Tout fonctionne comme si l’intelligence avait été clairement définie pour se prêter à ce jeu de décomposition et de mesure… ce qui est en fait tout à fait contestable. Il est ici intéressant de se rappeler qu’un engouement semblable s’était cristallisé autour du concept de « classe créative » proposé par Richard Florida. Le concept était lui aussi découpé en « tranches », ce qui permettait d’envisager son opérationnalisation. Pour attirer des « classes créatives », il convenait, pour une collectivité, de procéder à l’augmentation de son « indice bohème », de stimuler l’installation d’une « communauté gay »…
Une généalogie plutôt qu’une étymologie
Pour essayer d’y voir plus clair dans ce brouillage cognitif qui s’étend autour de la notion de « smart cities / villes intelligentes », nous proposons – tout en prenant l’expression au sérieux – de revenir à une méthode d’analyse assez classique, celle de l’histoire et de la diffusion des idées, des notions, des concepts… Notre hypothèse est que le sens littéral importe assez peu et qu’il fonctionne comme un écran. Nous préférons une approche qui, en un sens, est fondée sur l’épistémologie. Elle est toutefois ouverte aux jeux d’influence des acteurs de la société, qu’il s’agisse des acteurs publics ou privés, voire des usagers / citoyens / habitants.
Pour dépasser les apories de l’approche littéraliste, pour éviter ses pièges, plusieurs autres notions ont été proposées par de nombreux auteurs, parfois par des acteurs, qui s’efforcent d’imaginer les caractéristiques que devraient prendre les villes du futur : « Wise Cities / villes sages », « Senseable Cities / villes sensibles », « Clever Cities / villes astucieuses », « villes servicielles », « Ubiquitous City / villes ubiquitaires », « Digital City / ville numérique », « Learning Cities / villes apprenantes », « Innovative Cities / villes innovatives », « eco-cities », « green cities »… L’on trouve encore de nombreux concepts voisins et tout aussi imprécis, comme « villes agiles », « ingénieuses »… Dans quelques cas, il s’agit d’expressions qui s’incarnent dans des dispositifs tels que des réseaux de partenariat entre villes, ou encore dans des salons, des labels…
En fait, cette floraison d’inventions lexicales ne résout pas les problèmes : pour l’essentiel, elle ne fait que les déplacer. Dans certains cas, il ne s’agit que de variantes, dans d’autres, des focalisations sur tel ou tel aspect de ce que semblent regrouper les « smart cities », mais aucune de ces expressions, à la fois complémentaires et concurrentes, ne semble en mesure de s’imposer, ce qui laisse donc le problème entier. Il est pourtant pertinent d’essayer de distinguer, dans cet enchevêtrement d’expressions, quels problèmes elles affrontent, quels sont ceux qu’elles se proposent de résoudre. Pour qu’elles aient quelques crédits, quelques efficacités, c’est bien qu’elles apportent des réponses contextualisées. Il convient donc d’interroger ces contextes.
L’ensemble de ces expressions est comme écartelé entre plusieurs pôles généalogiques. Chacune puise des arguments, à des degrés divers, dans l’un ou l’autre des grands moteurs de changement social : celui de l’urbanisation du monde et, corrélé à la mondialisation, celui de l’affirmation des pouvoirs urbains sur la scène politique internationale ; celui de la transition numérique et sa manifestation au travers de l’apparition d’un nouveau filon, le big data urbain, susceptible de transformer en profondeur les modalités de la gestion et de la gouvernance urbaines ; enfin, celui de la transition écologique qui promeut de nouvelles pratiques de la ville, de nouvelles formes urbaines, de nouveaux modes d’habiter, une participation habitante et/ou citoyenne aux affaires de la cité ou de la communauté infra-urbaine… L’on pourrait considérer que l’expression qui s’impose est celle qui opère la meilleure synthèse, en tout cas la plus claire, entre l’ensemble ou la majorité de ces pôles généalogiques. En l’occurrence, pour le moment du moins, il s’agit bien de l’expression « villes intelligentes ».
2. Cf. par exemple le Guide « Smart city versus Stupid village ? », réalisé en 2016 par la Caisse des Dépôts, l’Assemblée des Communautés de France et l’Association des Petites Villes de France.